"Elle avait, en regardant passer les taxis, le sentiment d'être loin, loin, quelque part en mer, toute seule ; elle avait perpétuellement le sentiment qu'il était très, très dangereux de vivre, ne fût-ce qu'un seul jour. Elle n'avait pas pour autant le sentiment d'être particulièrement intelligente, ni d'avoir quoi que ce soit de spécial. Comment avait-elle pu faire son chemin dans la vie armée des seuls rudiments que lui avait inculqués Fraülein Daniels, elle se le demandait. Elle ne savait rien : pas de langues étrangères, pas d'histoire ; il lui arrivait rarement de lire un livre, si ce n'est des Mémoires, avant de s'endormir ; et pourtant, elle trouvait tout cela absolument fascinant ; les taxis qui passaient ; et elle refusait de dire de Peter, ou d'elle même, je suis ceci, je suis cela.
Son seul don, se disait-elle en poursuivant son chemin, c'était de connaître les gens par une sorte d'instinct, pour ainsi dire. Vous la mettiez dans une pièce avec quelqu'un, et elle faisait le gros dos, comme un chat ; ou alors elle ronronnait."
"Le hall d'entrée était frais comme un caveau. Mrs Dalloway porta la main à ses yeux. Lucy, la femme de chambre, referma la porte, et, en entendant le bruissement de ses jupes, Clarissa eut l'impression d'être une religieuse qui a quitté le monde et sent se refermer sur elle les voiles familiers et les antiennes de l'office traditionnels. La cuisinière sifflotait dans la cuisine. Elle entendit le cliquetis de la machine à écrire. C'était sa vie, et inclinant la tête vers la table du hall d'entrée, comme dans une attitude de soumission, elle se sentit bénie, purifiée, et se dit, tout en prenant le bloc-notes où était inscrit un message téléphoné, que des moments comme celui-ci sont des bourgeons sur l'arbre de la vie ; ce sont des fleurs de l'ombre, se dit-elle (comme si une rose ravissante s'était ouverte pour ses seuls yeux)"
" La paix descendait sur elle, le calme, la sérénité, cependant que son aiguille, tirant doucement sur le fil de soie jusqu'à l'arrêt sans brutalité, rassemblait les plis verts et les rattachait, en souplesse, à la ceinture. C'est ainsi que par un jour d'été les vagues se ressemblent, basculent, et retombent ; se rassemblent et retombent ; et le monde entier semble dire : "Et voilà tout", avec une force sans cesse accrue, jusqu'au moment où le coeur lui même, lové dans le corps allongé au soleil sur la plage, finit par dire lui aussi : "Et voilà tout" Ne crains plus dit le coeur. Ne crains plus, dit le coeur, confiant son fardeau à quelque océan, qui soupire, prenant à son compte tous les chagrins du monde, et qui reprend son élan, rassemble, laisse retomber. Et seul le corps écoute l'abeille qui passe ; la vague qui se brise ; le chien qui aboie, au loin, qui aboie, aboie."
Septimus :
" Mais quand à lui, il restait perché sur son rocher, comme un marin naufragé. Je me suis penché par-dessus le bord du bateau, et je suis tombé, pensa-t-il. Je suis allé au fond de la mer. J'étais mort, et pourtant maintenant je suis vivant, mais laissez moi encore me reposer, supplia-t-il.../..."
" Car maintenant que tout était terminé, l'armistice signé, les morts enterrés, il avait, surtout le soir, de foudroyants accés de panique. Il ne ressentait rien.../...
.../... "Magnifique" murmurait Rezia, en donnant un petit coup de coude à Septimus pour qu'il regarde. Mais la beauté était derrière une vitre. Même ce qu'il goûtait (Rezia aimait les glaces, les chocolats, les sucreries) était pour lui insipide. Il reposait sa tasse sur le petit guéridon de marbre. Il regardait les gens dehors. Ils avaient l'air heureux, à se rassembler au milieu de la rue, à crier, à rire, à criailler pour des riens. Mais il ne goûtait rien, il ne ressentait rien. Dans le salon de thé, au milieu des tables et des serveurs jacassant, la panique le saisissait, il ne ressentait rien. Raisonner, cela il le pouvait. Il pouvait lire, Dante par exemple, sans difficulté
(" Septimus, sois gentil, pose ton livre" disait Rezia, en refermant doucement "l'Enfer"), il arrivait à compter son addition. Son cerveau était intact. Ce devait, par conséquent, être la faute du monde, s'il ne ressentait rien."
Et le dernier :
" Et il y a chez les gens une dignité ; une solitude ; même entre mari et femme, un abîme ; et c'est quelque chose qu'il faut respecter, se dit Clarissa, le regardant ouvrir la porte ; car on ne s'en séparerait pas soi-même, on ne l'enlèverait pas, contre son gré, à son mari, sans perdre son indépendance, sa dignité personnelle, choses qui, en fin de compte, sont sans prix."
Virginia et Léonard Woolf
Le bureau de Virginia Woolf, dans une construction en bois, attenant sa maison en Sussex dans lequel elle vivait avec son mari Léonard.
Je me rends compte, en relisant les passages que j'avais notés, qu'ils sont d'une fulgurance beauté. Et que je reprendrais certainement ce texte un jour.
C'est étrange mais c'est plus par petits morceaux que pour l'intégralité du roman, que j'ai aimé l'écriture de Virginia.