(Extrait d'une lettre de Jurgen Siebeling à sa femme Rina dans l'été de 1937)
"... La maison est cachée dans la lumière incertaine des bois, comme un coquillage au fond de l'océan. Entre les murs flotte un bruissement de vent dans la cime des arbres, de gouttes de pluie sur le sable, de fuites invisibles d'animaux à travers les fourrés. La maison est séparée du bois de trois côtés par un fossé profond, couvert de lentilles d'eau ; un pont mène à la cour intérieure, pavée de pierres plates, grises, entre lesquelles pousse l'herbe. Les fenêtres, qui emprisonnent le reflet des arbres, semblent aussi vertes qu'eux. Le lierre s'accroche au mur et au toit, et la balustrade de la terrasse est envahie par une prolifération de roses. Derrière la maison s'étend une combe avec ses ondulations de terrains herbus, un vallon plein de bouleaux, je présume que des violettes y poussent encore en automne, à part cela, seulement la forêt, rien que la forêt ombreuse et verte. J'étais debout entre les troncs, parmi les fougères et les halliers qui m'arrivaient aux genoux et je me croyais au fond de la mer. Chose curieuse, il y a peu d'oiseaux. J'ai écouté intensément mais je n'ai rien entendu d'autre que le frémissement des feuilles dans le vent et les battements de mon coeur. Par instants, j'avais l'impression de rêver, l'un de ces rêves remplis d'une magie lointaine à demi oubliée, et qui me donnent la sensation d'avoir déjà tout vécu antérieurement. C'est ce que je ressentis ici aussi, lorsque, me retournant sur la terrasse, je contemplai le jardin et la sylve devant moi, dans l'éclat intense de cet après midi d'été : le vent s'était couché, toutes les couleurs semblaient gorgées de lumière et plus profondes qu'ailleurs, les roses et l'herbe dégageaient une odeur douceâtre qui montait à la tête. Les lions de pierre des deux derniers piliers en forme de vase de la balustrade posaient sur moi un regard ironique par-dessus les écus armoriaux détériorés qu'ils enserraient entre leurs griffes ; nulle part le moindre bruit, et partout la sensation d'être observé par quelque chose d'invisible, comment puis je te faire comprendre ce que je ressens ? ... "
Claude Monet
Le bassin aux nymphéas 1899